Les plus grandes entreprises mondiales en termes de capitalisation boursière sont désormais des plateformes digitales. Aux États-Unis, Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft sont devenus en quelques années les géants que l’on connait. En Chine, c’est Alibaba, Tencent et Baidu. L’Europe suit dans leur sillage avec des success stories comme Doctolib, Back Market ou BlaBlaCar en France ; Deliveroo, Wise ou Zoopla au Royaume-Uni ; et Auto 1 Group en Allemagne. Ces plateformes digitales sont-elles une menace ou une opportunité pour les entreprises traditionnelles ? Le « modèle de plateforme » est-il adapté à des secteurs ou types d’entreprises spécifiques ? Quelles technologies et modèles d’organisation sont à l’origine de ce succès ? Benoit Reillier a récemment été interviewé par Malcolm Boyd, Associé du cabinet de conseil en design thinking Suricats. Benoit nous explique comment nous pouvons tous nous inspirer positivement de ces exemples de plateformes digitales.
Malcolm Boyd
Bonjour Benoit. Pour commencer, pouvez-vous expliquer ce qu’est une plateforme ?
Benoit (Launchworks & Co)
Une plateforme est avant tout un modèle économique. Il crée de la valeur en attirant et en connectant un grand nombre de participants pour leur permettre d’effectuer des transactions. C’est très différent du fonctionnement linéaire des entreprises traditionnelles, où les matières premières entrantes sont reçues et transformées en produits qui sont ensuite distribués et vendus. Le modèle de plateforme n’est pas linéaire. Il est au contraire très ouvert. Il est au coeur de sociétés comme Airbnb, BlaBlaCar et eBay, cette dernière étant l’une des toutes premières plateformes digitales.
Malcolm
Alors, une plateforme est un modèle pour connecter les gens ? Des personnes qui ont un produit ou un service à offrir, et d’autres qui le recherchent ?
Benoît
Exactement! Il y a le côté producteur et le côté utilisateur. Les deux parties sont des participants et donc des clients de la plateforme. Contrairement aux modèles linéaires, les producteurs ne sont pas des fournisseurs traditionnels car ils participent directement à la co-création de valeur. En fait, nous avons deux côtés qui cherchent à se rencontrer. La plateforme a pour mission de structurer cet écosystème. Elle attire une masse critique de participants, les met en relation et leur permet d’effectuer des transactions. Cela peut être pour l’achat d’un service ou d’un produit. Cela peut aussi être de l’échange de contenu, comme on en voit beaucoup sur les réseaux sociaux. Ou un échange d’argent/d’actifs financiers avec des plateformes de paiement/financement. Il pourrait même s’agir de produits digitaux, comme c’est le cas sur l’App Store d’Apple. Les plateformes peuvent prendre de nombreuses formes différentes, mais les principes de base sont les mêmes : connecter les gens pour leur permettre d’effectuer des transactions.
Malcom
Au début quand on pense à une plateforme, on pense bien sûr aux grands acteurs que vous avez évoqués, eBay ou encore Amazon. Mais on se rend compte que ce modèle envahit tous les secteurs d’activité, y compris les transports comme un BlaBlaCar en France. Avez-vous des exemples dans d’autres secteurs ?
Benoît
Tous les secteurs sont gagnés par cette dynamique. Cela peut concerner des activités que l’on connaît bien et qui ont été immédiatement bouleversées, comme les taxis. Vous évoquez BlaBlaCar, mais il existe de nombreuses plateformes actives dans le secteur de la mobilité : Uber et Lyft bien sûr, qui se sont heurtées de front aux acteurs traditionnels sur un marché fermé historiquement protégé par un « numerus clausus ». Sans concurrence, ce marché du taxi n’était ni forcément très innovant ni très efficace. Cela a permis à de nouveaux acteurs disruptifs d’innover.
Malcom
Quels sont les autres secteurs principalement touchés ?
Benoît
L’éducation, la santé, la finance, la vente au détail et les marchés où il y a eu historiquement de nombreux intermédiaires. En créant la confiance, les plateformes ont pu évoluer avec succès et atteindre une masse critique. Des plateformes sont également apparues sur des marchés inattendus. Par exemple, le marché automobile. Même si la construction automobile reste basée sur des modèles de chaîne de valeur traditionnels – des matières premières sont nécessaires pour fabriquer et vendre des voitures – tous les constructeurs automobiles ont compris que leurs débouchés allaient être de plus en plus liés au « partage de flotte » et qu’ils allaient devoir s’adapter. Presque tous les constructeurs automobiles ont donc pris position en investissant dans des plateformes.
Malcom
C’est intéressant parce qu’habituellement, quand on parle de plateformes, on a tendance à penser à des entreprises avec un solide bagage technologique. Ici, vous citez l’automobile. Est-ce à dire que les grandes entreprises traditionnelles peuvent aussi trouver leur propre chemin, leur propre façon d’utiliser le modèle ?
Benoît
Oui, il est tout à fait possible pour les entreprises traditionnelles d’ajouter des plateformes complémentaires à leurs activités existantes. C’est ce que nous appelons développer des modèles hybrides. Un bon exemple est le fabricant de meubles IKEA. Ils ont fait l’acquisition de TaskRabbit, une plateforme de missions ponctuelles qui leur permet désormais de proposer l’assemblage de meubles à domicile par des « Taskers ». Il est très important de comprendre cette complémentarité, car à y regarder de plus près, de nombreuses entreprises tirent leur force de la mixité des modèles d’affaires.
Même les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft – NDLR) intègrent souvent une partie de la production traditionnelle dans leurs activités, que ce soit pour fabriquer leurs smartphones, ordinateurs portables ou équipements comme des enceintes connectées. Mais ce qui explique leur succès, c’est leur capacité à combiner leurs activités de chaîne de valeur linéaire (c’est-à-dire la construction de produits physiques) avec des plateformes digitales. Par exemple, l’App Store d’Apple est au cœur d’un écosystème qui est un véritable moteur de croissance pour l’entreprise. Apple exploite donc un écosystème hybride alimenté par une plateforme. La plateforme de l’App Store renforce les produits avec des millions d’applications disponibles, qui se vendent encore mieux et attirent donc plus de développeurs, renforçant ainsi encore ce puissant écosystème. Pour Amazon et Alexa/Echo, c’est la même logique. Une plateforme de contenu est attachée à l’appareil physique. Ces business models se renforcent mutuellement.
Ainsi, les plateformes digitales peuvent être une menace mais aussi une opportunité pour les entreprises existantes !
Malcom
Vous évoquez les GAFAM. En cette période très particulière, où la crise du Covid-19 met à l’épreuve toutes les organisations et leurs salariés, de nombreuses plateformes digitales semblent continuer à fonctionner… Comment expliquez-vous cela ?
Benoît
De nombreuses plateformes ont en effet montré leur résilience en ces temps difficiles. D’abord parce qu’il s’agit souvent d’organisations « digital natives », ce qui leur donne une plus grande flexibilité et adaptabilité pour le travail à distance par exemple. Deuxièmement, parce que le modèle économique de la plateforme, principalement basé sur la connexion des participants dans un écosystème ouvert, est particulièrement résilient. Ainsi, les plateformes de produits en ligne comme eBay – avec des stocks décentralisés détenus par des tiers – continuent de fonctionner. Elles s’adaptent à l’évolution de la demande et de l’offre. Les plateformes de contenu telles que YouTube sont également très demandées en ce moment. Et de nombreuses plateformes de services (livraisons, dépannage, etc.) continuent également de fonctionner alors que de nombreux magasins et commerces traditionnels ont fermé leurs portes. De nombreux fournisseurs traditionnels BtoB (Business to Business) qui ont vu leurs commandes disparaître du jour au lendemain (fournisseurs de restaurants par exemple) utilisent désormais les plateformes digitales comme nouveaux canaux de distribution pour basculer vers le BtoC (Business to Consumer).
Malcom
Dans un contexte de crise sanitaire et d’incertitude mondiale, cette résilience est une force qui peut vraiment aider les collectivités…
Benoît
Absolument. La résilience des plateformes aide les gouvernements à protéger leur population. De nombreuses discussions ont lieu dans plusieurs pays pour s’assurer, par exemple, qu’Uber Eats, Deliveroo, Glovo et d’autres peuvent fonctionner et livrer des repas là où ils sont nécessaires. Des prestataires comme Mirakl ont aidé le gouvernement français à mettre en place des plateformes de produits médicaux. Doctolib aide à organiser des consultations vidéo avec des professionnels de santé, augmentant ainsi la résilience de tout le pays.
Cette résilience organisationnelle des « entreprises plateformes » n’est pas totale, et de nombreuses plateformes nécessitant des contacts physiques comme BlaBlaCar ont été impactées. Cela étant, la crise a révélé l’agilité de ces organisations. En sept jours, les équipes BlaBlaCar ont développé et lancé la plateforme BlaBlaHelp pour permettre aux voisins de s’entraider dans leurs courses. Même lorsque des plateformes avec des contacts physiques sont impactées, elles ont souvent une structure de coûts plus légère que les entreprises traditionnelles. C’est un avantage en cette période d’incertitude.
Malcom
Revenons à cette idée d’une organisation « digitale native ». Quelle est la part de la technologie dans le développement des entreprises plateformes ?
Benoît
Lorsqu’il y a une percée technologique, deux choses peuvent arriver. Certaines entreprises reprendront la plateforme technologique pour être plus performantes tout en gardant leur modèle économique. C’était le cas du web au début des années 90, ou de la blockchain et de l’intelligence artificielle aujourd’hui. Le processus de transformation digitale est souvent initialement axé sur l’amélioration de l’efficacité. Devenir meilleur dans la production de voitures, la gestion des stocks ou même à la réalisation de projections de ventes à l’aide d’algorithmes d’intelligence artificielle. Mais il y a aussi un deuxième aspect. Être capable d’utiliser la technologie pour fonctionner différemment et adopter de nouveaux modèles d’affaires innovants. Les plateformes sont nées de ce processus : la technologie a permis l’émergence de nouveaux modes d’organisation. C’est ce qui est vraiment différent. Ces nouveaux modes d’organisation fondent le modèle de plateforme en libérant le potentiel des communautés.
Malcom
Pouvez-vous nous donner des exemples particulièrement innovants que vous avez pu repérer récemment ?
Benoît
Il y en a beaucoup. Près de la moitié des entreprises émergentes et en croissance utilisent ce modèle, et parmi celles-ci, certaines sont très innovantes. Je pense par exemple à WeMaintain. La plateforme permet aux gestionnaires d’immeubles de trouver un réparateur d’ascenseur rapidement et à un prix raisonnable en cas de panne. Il existe également des plateformes digitales comme Brigad, qui permet de trouver du personnel qualifié pour les restaurants. Ce type de plateforme permet aussi bien aux professionnels de la restauration de trouver un emploi, qu’aux restaurateurs de trouver du personnel au bon moment, en cas de remplacements ponctuels pour maladie par exemple. Des plateformes comme Brigad ont été très impactées par le confinement. Mais elles ont montré leur flexibilité en s’orientant avec agilité vers la livraison de repas à domicile, notamment pour les soignants.
Le dernier exemple qui me vient à l’esprit et que je trouve intéressant est un projet appelé IFynd. Cette startup entend devenir une méta-plateforme pour tous les objets perdus et trouvés. Quel que soit le lieu ou le pays, ils tentent d’agréger les différents types d’acteurs pour donner naissance à une plateforme mondiale. C’est tout nouveau mais le concept est intéressant.
Malcom
Dans les trois exemples cités, le dernier était plus destiné au grand public, mais les deux premiers étaient plutôt à usage professionnel. Pour vous, l’avenir des plateformes est-il plutôt en BtoC ou BtoB ?
Benoît
Les deux à la fois ! Même s’il est vrai que nous n’avons pas toujours conscience de toutes les activités B2B pour une raison simple. Le BtoB n’est visible que par les professionnels d’un secteur donné. Personnellement, je vois beaucoup de choses se passer en BtoB car presque tous les secteurs développent des plateformes. Par exemple, les initiatives sont nombreuses dans les domaines de l’agriculture, du bâtiment, des transports, des plateformes de talents, de la santé, etc. Certaines plateformes BtoB « horizontales » comme Amazon for Business ou Alibaba proposent une large gamme de produits. D’autres plateformes plus niches et spécialisées dites « verticales » voient le jour dans de nombreuses industries pour les matières premières, les pièces détachées spécialisées, les véhicules utilitaires, etc.
Malcom
Pour une entreprise qui souhaite aborder le sujet, et qui se demande quel pourrait être un modèle de plateforme adapté, quels conseils lui donneriez-vous pour se lancer et se poser les bonnes questions ?
Benoît
J’ai appris par expérience que la formation des décideurs est la meilleure façon de commencer. Permettre aux dirigeants de réfléchir et de comprendre le modèle d’affaires. Il est très important d’avoir une définition claire et partagée, une compréhension des concepts économiques sous-jacents tels que la masse critique, les externalités, les effets de réseaux, etc. Demandez à votre équipe de direction de se faire une idée de ces nouveaux concepts de plateforme. Ce qu’ils signifient pour leur entreprise est un point de départ essentiel avant de pouvoir formuler une bonne stratégie.
Malcom
Et quelle serait la deuxième étape ?
Benoît
Ensuite, il y a une étape de réflexion, de formulation d’opportunités, d’identification des menaces et opportunités spécifiques au secteur. Parfois, la réponse stratégique n’est pas nécessairement d’ajouter une plateforme ou de devenir une plateforme. Il s’agit plutôt d’identifier les manières dont votre entreprise pourrait s’insérer dans ce nouvel écosystème, en utilisant les plateformes digitales comme nouveaux canaux de distribution, comme nouvelles sources d’approvisionnement, comme nouvelles façons d’innover… La réponse peut donc être de s’associer à des plateformes existantes. Ce type de réflexion fait partie d’une stratégie de plateforme holistique que presque toutes les entreprises devront mettre en œuvre au cours des prochaines années. On estime que d’ici 2025, près de 30% de toutes les transactions économiques seront intermédiées par des plateformes. Et comme les plateformes semblent faire preuve d’une résilience organisationnelle accrue, le rythme du changement est susceptible d’augmenter en temps de crise.
Malcom
Vous avez suivi de nombreuses plateformes au cours des dix dernières années. Quels sont les pièges et les erreurs à éviter ?
Benoît
Souvent, les entreprises établies éprouvent des difficultés lors de la phase d’investissement. En effet, leurs processus internes, optimisés pour leurs activités quotidiennes, ne fonctionnent pas bien pour soutenir le développement d’un modèle de plateforme. Les modes de pensée doivent donc évoluer du mode « linéaire » à celui d’« écosystèmes », en commençant par l’équipe financière. On a aussi vu beaucoup d’entreprises (startups ou établies) se plonger directement dans le développement logiciel avant d’avoir pensé au business design de la plateforme. Malheureusement, c’est souvent une cause d’échec. Enfin, lorsque les besoins sont bien compris, je recommande de commencer par un MVP (minimum viable product) et d’itérer. Il existe aujourd’hui de nombreuses briques technologiques qui permettent de tester des concepts avant de se lancer dans un développement sur mesure.
Benoit Reillier est co-fondateur et directeur général de Launchworks & Co. Pour plus d’informations sur les plateformes digitales et leurs écosystèmes, téléchargez la bande dessinée gratuite Platform Strategy Illustré.